La Cour des comptes est vue par certains comme l’inspiratrice des politiques restrictives dont souffre le secteur de la santé, et par d’autres comme un disque rayé répétant dans le vide ses exhortations à l’austérité budgétaire. Quelle est son influence réelle sur la vie des blouses blanches ? Voyage dans un pays peu connu : la rue Cambon.
« Vérifier les déclarations d’intérêt des élus ordinaux et les publier sur les sites internet des conseils de l’Ordre. » « Regrouper au Conseil national, qui serait seul doté de la personnalité civile, toutes les décisions stratégiques. » « Limiter à deux le nombre de mandats successifs au sein d’une même instance. » Telles sont quelques-unes des recommandations émises par la Cour des comptes en décembre dernier dans le rapport très commenté qu’elle a publié sur l’Ordre des médecins. Ces préconisations seront-elles mises à exécution, ou rejoindront-elles les oubliettes de l’histoire ? Impossible de le prédire, tant le sort des rapports de la Cour peut être variable…
Si l’on se fie aux statistiques établies par les sages de la rue Cambon, le taux de mise en œuvre de leurs recommandations est assez satisfaisant. Le dernier rapport annuel, par exemple, fait le point trois ans après sur les recommandations émises en 2016 dans le domaine « santé/sécurité sociale » : 70,2 % d’entre elles sont jugées mises en œuvre. Mais à y regarder de plus près, le bilan est moins reluisant. Sur les 99 recommandations « mises en œuvre », seulement 17 le sont totalement. La mise en œuvre des 82 autres est jugée soit « incomplète » (pour 41 d’entre elles), soit « en cours » (pour les 41 restantes).
Quand la Cour prêche dans le désert
Alors, la Cour des comptes est-elle en matière de santé une Cassandre que personne n’écoute ? L’économiste indépendant Jean-Yves Archer aurait tendance à le penser. « Je déplore que certains rapports de la Cour, pourtant fort bien documentés, restent lettre morte », indique cet analyste qui commente régulièrement les rapports des magistrats financiers dans la presse. Celui-ci voit une explication assez naturelle à ce phénomène. « Si les rapports de la Cour sont passivement traités et archivés, c'est surtout parce que le monde de la santé va plus vite que l'univers des chiffres », estime-t-il. « Les progrès en matière de lutte contre des pathologies complexes ou ceux de l'imagerie changent le référentiel des superviseurs financiers. »
Il est vrai que la lecture des rapports sur l’application des lois de financement de la Sécurité sociale peut parfois donner l’impression que la Cour prêche dans le désert. La première recommandation du rapport d’octobre 2018, par exemple, demandait aux autorités de « consolider le retour à l’équilibre de la Sécurité sociale par des mesures d’économies structurelles en dépenses sur l’Assurance maladie ». Moins d’un an plus tard, sous la pression sociale, le gouvernement adoptait son « pacte de refondation des urgences » doté de 750 millions d’euros sur trois ans. Et comme si cela ne suffisait pas, le ministère de la Santé a ajouté en novembre son plan « Investir pour l’hôpital », doté d’1,5 milliards d’euros. Et vu le contexte, ce n'est pas fini, puisqu'on s'oriente vers un déficit record pour l'assurance maladie à la fin de l'année...
Autre exemple de document récent où la Cour n’a pas réussi à impulser le changement espéré : le rapport sur le rôle des CHU, publié en novembre 2018 (voir encadré). La première recommandation émise dans ce document enjoint aux autorités « d’adopter rapidement une définition nationale des activités de recours, d’expertise et de proximité, qui doivent devenir des indicateurs de pilotage de l’offre de soins en région ». Sur ce point, bien peu de choses sont venues alimenter la soif de réforme de la rue Cambon. « L'absence de structuration en réseau des CHU est un sujet complexe où bien des parties prenantes s'invectivent au lieu de se vectoriser vers des grands objectifs de santé publics », soupire Jean-Yves Archer. « Sur ce thème, sauf erreur, le point mort est bien réel. »
Quand la Cour est instrumentalisée
Et pourtant, certains sont enclins à voir la Cour non pas comme un conseiller peu écouté, mais comme un Raspoutine susurrant des idées de réformes à l’oreille des puissants. Le sociologue Frédéric Pierru considère par exemple que la rue Cambon joue un rôle important dans le champ médiatique comme dans le champ politique.« Elle est devenue une ressource politique et rhétorique extrêmement utile pour justifier des réformes impopulaires », estime ce chercheur CNRS. « Quand un gouvernement cherche à revoir le financement de l’Assurance maladie, par exemple, pouvoir s’appuyer un rapport de la Cour des comptes à fort retentissement est un atout indéniable. » Frédéric Pierru constate d’ailleurs que la Cour sait désormais « mettre en scène une certaine publicité, organiser une communication habile pour produire de l’attente autour de ses rapports ».
Et quand on lui fait remarquer que les magistrats financiers déplorent souvent eux-mêmes l’absence de mise en œuvre de leurs recommandations, le sociologue utilise justement cet argument à l’appui de sa démonstration. « Quand la Cour dit cela, on voit bien qu’elle se fait acteur politique », remarque-t-il. « Elle dit que les dirigeants ne vont pas assez loin, et veut peser sur les décisions. » Frédéric Pierru regrette par ailleurs que la Cour soit, selon lui, devenue la seule à effectuer le travail d’évaluation des politiques publiques. « Elle est venue combler un vide », estime-t-il. « Le Parlement joue très mal son rôle en la matière. » D’autres instances, selon lui plus pluralistes, sont beaucoup moins audibles, comme par exemple le Haut conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie (Hcaam). Peut-être ce dernier devrait-il, quand le confinement sera levé, faire un voyage d’étude rue Cambon pour s’inspirer des méthodes de la Cour ?