LE QUOTIDIEN : Comment décririez-vous l'impact potentiel des innovations numériques en santé ?
Dr YANN-MAËL LE DOUARIN : L’impact sera majeur mais la question est complexe car certaines innovations, attendues à long terme, peuvent connaître un déploiement rapide et massif. Nous entrons aujourd’hui dans une nouvelle phase : après la numérisation - des dossiers papiers par exemple -, ces nouvelles technologies vont nous proposer des créations. Par exemple, si la téléconsultation s’est inspirée d’une pratique existante, la télésurveillance a permis d’imaginer de nouveaux process. L’intelligence artificielle (IA) offrira les mêmes perspectives. Si l’objectif était au départ de réaliser des tâches plus rapidement, nous allons découvrir des potentiels que nous n’imaginions pas. Nous sommes aussi dans une phase où nous avons la chance de pouvoir anticiper. Et l’objectif du département « santé et transformation numérique » consiste précisément à orienter les évolutions selon ce que nous souhaitons collectivement.
Pourriez-vous partager quelques exemples de tâches automatisées par l’IA, qui permettent de dégager du temps soignant ?
Les cas d’usage les plus développés concernent l’analyse d’images que ce soit dans les services d’urgence, pour identifier une fracture discrète par exemple, ou en oncologie grâce à des contourages d’images qui font gagner énormément de temps. Les résultats du Challenge de l’Anap, organisé en avril dernier et qui consistait à comparer la réalisation de plannings par des cadres de santé et par une IA, ont attribué les quatre premières marches du podium à des solutions fondées sur l’IA. Ce résultat est positif car il permet là aussi aux professionnels de santé de se recentrer sur leurs missions premières au service du soin et de la relation humaine.
Sur d’autres sujets, l’évaluation est plus difficile. Je pense par exemple au Speech-to-Text qui permet, à partir de l’écoute d’une consultation, d’en rédiger le compte rendu en direct. Nos confrères canadiens évaluent actuellement le bénéfice de ce dispositif. Il est vrai que si un médecin gagne deux minutes par consultation, cela parait peu mais en cas de généralisation, les chiffres nationaux peuvent vite devenir massifs.
Au-delà de l’automatisation des tâches, l’IA peut-elle être intégrée à toutes les étapes d’un parcours de soins ?
L’intégralité du champ d’action des soignants est concernée. L’IA permet aujourd’hui de réaliser les plannings dans les services d’urgence en s’appuyant sur la prédiction des flux de passages. Ceux-ci sont calculés en fonction de la météo, de l’organisation d’événements publics, de la surveillance épidémiologique, etc. Ensuite, toujours grâce à l’IA, le médecin peut disposer de résultats d’examens plus rapidement et être réassuré dans son diagnostic. En cas d’hospitalisation, d’autres solutions pourront identifier les lits disponibles grâce au “bed management”. Toute la chaîne – de la planification à l’aide aux soins et administrative – est concernée.
Le projet Junior pourrait intégrer l’anticipation et le suivi d’épidémie
Vous avez également évoqué le rôle de l’IA en matière de prédiction d’épidémies. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Suite au Sommet pour l’action sur l’IA, un état des lieux de l’IA en santé en France a été publié et Yannick Neuder, ministre chargé de la Santé et de l’Accès aux soins, a annoncé la publication d’une feuille de route d’ici l’été. L’un des axes développés concerne le recours aux jumeaux numériques qui est une méthodologie de prédiction pour les politiques publiques. Et le projet Junior – pour Jumeau numérique d’impact sur l’organisation des soins - pourrait effectivement intégrer l’anticipation et le suivi d’épidémie.
Par exemple un projet, baptisé ICI, mené par l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique et l’Institut national de géographie, peut déjà simuler la propagation d’une épidémie. Un virus peut être « injecté » dans cette cartographie et son déploiement pourra être étudié en fonction de multiples paramètres : le R zéro, les ressources soignantes, etc. Ces cas d’usages réalisés s’inscriront à terme dans le projet Junior afin de modéliser les politiques publiques.
Lors de votre prise de fonctions, vous avez évoqué la volonté de « mieux anticiper les ruptures de demain ». Pouvez-vous nous parler de ces ruptures ?
Imaginons que le metavers devienne réalité, l’impact sera majeur en termes de lien social mais pas uniquement. Comment identifier un patient ou un médecin dans un monde virtuel ? Comment protéger la santé ? Que devient la relation soignant-soigné ? Comment facturer une consultation ? Ces questions, quasi philosophiques, sont très importantes. Un autre exemple de ruptures que la DGOS souhaite anticiper concerne l’arrivée de solutions d’IA présentées comme des aides au diagnostic. Si demain une étude portant sur deux diagnostics – l’un réalisé par un médecin, l’autre par un autre professionnel travaillant avec une IA – est favorable à cette dernière, que faisons-nous de ces résultats ? Il s’agit évidemment de scénarios que nous ne souhaitons pas voir se concrétiser. Mais nous devons imaginer toutes les utilisations potentielles pour nous positionner clairement sur ce que nous voulons.
La DGOS a publié en janvier dernier une cartographie des usages du numérique dans l'offre de soins. Quelles sont les raisons qui ont motivé cette démarche ?
Dès la création du département « santé et transformation numérique », nous avions besoin d’un état des lieux à date indiquant les potentiels, à court, moyen et long termes, d’enrichissement de l’offre de soins. Cette cartographie était un préalable à notre plan d’action et elle est aussi un outil partagé, particulièrement utile pour travailler avec l’ensemble de l’écosystème, sur les impacts du numérique. Nous avons réussi à adopter un langage commun. Nous pouvons donc définir collectivement les mesures prioritaires, ou comme je viens de l’illustrer, ce qui est plus problématique et qui doit être anticipé.
Certains métiers soignants sont-ils amenés à disparaître ou à évoluer ?
Oui ils évolueront, ne serait-ce que parce que nous ne remplirons plus les fichiers administratifs de la même façon. Mais aucun ne disparaîtra. Médecins, infirmières, aides-soignants, pharmaciens…, nous parlons avant tout de métiers de l’humain. L’IA est là pour nous aider, pas pour nous remplacer.
Où en sommes-nous en matière d’interopérabilité ?
Ce sujet, qui est effectivement essentiel, est géré par la Délégation au numérique en santé (DNS). Le ministère de la Santé a défini la stratégie « Utilisation secondaire des données de santé » et le règlement relatif à l’espace européen des données de santé a été publié le 5 mars dernier. La DNS travaille sur ces sujets et aussi sur la partie plus « pratico-pratique » d’adaptation des logiciels. Je tiens à signaler qu’en matière d’interopérabilité, de nombreux progrès ont été accomplis grâce à la feuille de route du numérique en santé.
En juillet 2024, l’Assurance-maladie avait émis des réserves sur l’évaluation des outils numériques. Celle-ci est-elle indépendante ?
Les dispositifs médicaux numériques sont déjà évalués par le marquage CE qui garantit la sécurité et la qualité. Cependant, si l’on souhaite que quelqu’un paie pour l’usage, il faut pouvoir montrer ce que l’on apporte au payeur et donc compléter avec d’autres évaluations : l’impact sur la pratique pour les professionnels, mais aussi sur la santé et l’accès aux soins pour l’Assurance-maladie.
Nous sommes en avance en France sur la partie « usages de l’IA » grâce à notre écosystème de soignants et de chercheurs
Vous avez codirigé l’ouvrage « L’IA en santé », paru en mai 2024. Quel message souhaitez-vous partager ?
J’ai eu la chance d’être invité, aux côtés de nombreux directeurs d’hôpital, par Yann Bubien, actuel directeur de l’agence régionale de santé Provence-Alpes-Côte d’Azur, qui organisait un événement sur l’IA. Ce livre retrace le fruit de nos réflexions. En un an, les technologies ont déjà évolué mais les pistes restent on ne peut plus d’actualité d’où l’importance de les partager avec les professionnels. Je conclurai que nous sommes en avance en France sur la partie « usages de l’IA » grâce à notre écosystème de soignants et de chercheurs. Nous pouvons donc continuer d’analyser les solutions sereinement et ensemble, dans l’intérêt des patients et des professionnels de santé.
Les usages en chiffres
+ 350 000 applications de santé en 2021 ;
86 % des Français se disent favorables au développement de la santé numérique ;
73 % des établissements publics et privés affirment être fortement engagés dans l’amélioration du parcours patient via le numérique ;
Six leviers d’amélioration du système de soins : faciliter la recherche, promouvoir la médecine 5P (personnalisée, préventive, prédictive, participative, pertinente), optimiser et fluidifier les parcours de soins, libérer du temps soignant/gagner en efficience, améliorer la qualité des soins, optimiser les dépenses de santé.
Source : Cartographie des usages du numérique dans l’offre de soins, Direction générale de l’offre de soins, décembre 2024.
Propos recueillis par H. D.
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