Si je me souviens de lui plus que des centaines d'autres patients auxquels j'ai eu affaire, c'est que son cas est resté exceptionnel à mon sens.
La première fois que j'ai vu Félicien, il était accompagné de son épouse, Dolorès. Nous avons parlé, elle et moi, pendant que lui passait les tests de mémoire usuels avec mes collègues. Elle me raconta un peu sa vie avec son époux, puis les premiers doutes, les premiers comportements étranges de Félicien qu'elle n'arrivait pas à expliquer.
À vrai dire, mon rôle à ce moment de l'évaluation était surtout d'amener délicatement la possibilité d'un Alzheimer. Mme Duchamp n'en avait jamais entendu parler. Lorsque je lui ai brièvement expliqué les tenants et les aboutissants de cette pathologie, elle a d'abord souri, pensant que ce n'était pas bien grave. Puis elle a pleuré quand j'ai parlé des symptômes les plus graves. Ce qui n'était pas une chose rare. Je me rendais compte que je commençais d'ailleurs à m'y habituer. Pourtant cela demeurait une épreuve pour moi aussi.
Avant de quitter Dolorès, je lui demandai si elle avait eu des enfants. Elle me parla de ses deux filles et de son fils qui ne pouvaient pas venir aussi souvent que Félicien et elle l'auraient souhaité. De mon côté, je lui conseillai de leur dire la vérité, car la présence de la famille proche était une des rares choses qui pouvaient améliorer la qualité de vie des patients. Je l'encourageai également à participer autant que possible à la stimulation de la mémoire de Félicien.
Deux heures plus tard, Leblanc nous réunit mes collègues et moi, et chacun pu donner son avis. Le diagnostic sembla unanime. C'était bien un début d'Alzheimer, les tests étaient clairs. Et la suite ressemblerait peu ou prou à ce que nous savions déjà, que nous avions vu des centaines de fois. Il semblait que Félicien ne serait qu'un dossier de plus dans mon casier puisque Leblanc étant le patron, c'est aussi lui qui désignait le médecin principal pour chaque patient.
Un nouveau rendez-vous au centre mémoire fut fixé trois mois plus tard, comme c'était l'usage.
Pourtant je revis Félicien et Dolorès plus vite que prévu, et dans des circonstances différentes. En effet Kévin, mon fils aîné, avait encore une fois fait des siennes. C'était une tête brûlée qui n'avait peur de rien. Et un jour de mai 1998, une chute à vélo le laissa avec une plaie ouverte à la cuisse, une plaie trop large pour que je m'en occupe à la maison. Je l'emmenai donc aux urgences où l'on me connaissait, ce qui accéléra les choses. Kevin fut confronté à la seule chose qui faisait fondre son courage, c’est-à-dire les seringues et les aiguilles. Il y eut d'abord celle qui servit à l'anesthésie locale, et ensuite celle qui servit à lui poser sept points de sutures le long de sa blessure.
En attendant que l'interne de service finisse son travail de couture, je les laissai, lui et mon fils, pour faire quelques pas dans les couloirs. Je fus surprise d'apercevoir Dolorès Duchamp, assise seule sur sa chaise.
Elle me reconnut également puisqu'on s'était rencontrées à peine trois semaines plus tôt, et que sa mémoire à elle était toujours excellente.
Comme je lui demandai ce qu’il se passait, elle m'apprit que Félicien avait fait une chute et qu’elle avait dû appeler une ambulance. A priori ce n'était pas trop grave, mais les médecins avaient tout de même tenu à lui faire une radio de l'épaule.
Et justement le médecin qui s'occupait de lui, un très bon collègue, revint avec la radio du patient à la main.
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