Ça ne pouvait pas être une coïncidence ! Ces petits éclats que les médecins avaient repérés dans le dos de Félicien, son nom de famille, cette histoire de bébé trouvé dans un champ ! Il était bien le frère jumeau de cet écrivain américain. Et durant les derniers mois de sa vie, Félicien avait tout simplement partagé les souvenirs de ce frère qu'il n'avait jamais connu, et qui vivait à des milliers de kilomètres de distance. Aussi impossible que cela puisse paraître.
David me rappela que j'étais la moitié cartésienne de notre couple, et suggéra qu'il s'agissait d'un tour de magie où tous les participants étaient de mèche pour berner les téléspectateurs. Mais qui aurait bien pu mettre en place ce tour ? Et pour quels spectateurs ? Les médecins du centre mémoire ? David imagina même que Félicien avait mis en scène sa propre mort et vivait heureux en Californie.
J'aurais été très heureuse si ça avait été le cas.
Je devais voir James de mes propres yeux. David avait raison, j'étais médecin, je devais rester logique. Il y avait sûrement une explication simple, même si je ne voyais pas laquelle.
Une fois à Cotati, nous avons finalement trouvé la maison des Conti. J'essayais de me préparer à voir un fantôme, mais qu'allais-je dire ? Pouvais-je simplement lui apprendre que le frère jumeau qu'il pensait mort depuis huit décennies, avait survécu mais était finalement décédé ? Cela aurait manqué de tact, et été dangereux pour le cœur d'un homme de quatre-vingt-quatre ans. Je n'avais même pas de photographie de Félicien à lui montrer.
Je me rendais compte que je ne savais pas quoi faire.
La dame âgée qui nous accueillit David et moi était bien Barbara Conti. Dans mon anglais approximatif j'expliquai, en lui montrant le livre, que j'avais adoré et que j'aurais souhaité parler à l'auteur. J'eus du mal à cacher mon impatience. Barbara nous invita à nous asseoir à une petite table dans son jardin. Je pensais qu'elle était allée chercher son mari, mais elle revint avec seulement une cruche remplie de citronnade.
Elle prit place à nos côtés et nous expliqua que James avait commencé à écrire ce livre quand les médecins lui avaient appris que ses pertes de mémoire étaient des signes de la maladie d'Alzheimer. Barbara me demanda même si j'avais entendu parler de cette maladie !
James avait alors dicté ses souvenirs d'enfance, y compris ce frère jumeau dont il avait appris l'existence seulement à la mort de son propre père, en 1985. Malheureusement, James n'avait jamais eu la joie de voir le livre publié, la maladie l'ayant emporté en mars 2001.
Les larmes me montèrent aux yeux, et Mme Conti s'excusa de m'avoir rendue si triste. Elle me consola en m'affirmant qu'ils avaient eu une belle vie, et que James avait vécu suffisamment longtemps pour connaître trois petits-enfants et quatre arrière-petits-enfants.
À ma question de savoir si James avait jamais visité la France, ce qui aurait au moins rendu possible une rencontre entre lui et Félicien, Barbara me répondit en riant que s'il l'avait fait, c'était en cachette : elle était certaine que ce n'était pas le cas. Ils n'avaient jamais quitté les États-Unis.
Je l'ai crue.
Finalement je n'ai pas osé lui révéler ce que je savais, ni à Dolorès d'ailleurs. Je suis rentrée en France avec un sentiment diffus de frustration, mais avec la consolation d'imaginer que les deux frères s'étaient retrouvés le temps de l'écriture d'un livre qui figure toujours en bonne place dans ma bibliothèque. Un jour il me livrera peut-être son secret.
Prochain "Histoire courte" dans notre édition du 29 mars
Robert Dorazi : Robert est né dans les années 1960 dans l’Est de la France où il a fait des études de biologie. Plus tard, il a passé plusieurs années entre Angleterre, l’Ecosse et les USA, avant de revenir en France. Il a commencé à écrire des romans jeunesse dont les héros sont Hivernatien Minimus et Martin Contremage.
Avec la collaboration de
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#2 Un diagnostic et une radiographie
#6 Deux frères enfin réunis
#4 Des souvenirs en trop
#3 Deux petits bouts de métal et des souvenirs
#1 Naissance d'une vocation
#5 Félicien s'en va et James arrive
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