Sous les yeux

#4 L’œsophage dans tous ses états

Publié le 01/02/2018

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« Surtout si l’affaire venait à rebondir… »

Les mots tourbillonnaient dans la tête de Martin. Il était maintenant seul dans l’amphithéâtre. Le lieutenant Merlot avait pris congé de manière brutale, comme un malotru qu’il était, en se fendant d’un au revoir à peine audible. Il ne pouvait y avoir, après six ans, de témoin providentiel. Ce cloporte bluffait. Ou pas. Et de toute façon, même s’il bluffait, il ne pouvait malheureusement y avoir qu’une seule raison à cela : il le soupçonnait et attendait le faux pas. Martin jeta un œil à sa montre. Il lui restait trois quarts d’heure avant son prochain cours… Replonger dans ses leçons d’anatomie serait le meilleur moyen de penser à autre chose qu’à ce flic maudit. Il ouvrit la chemise consacrée à l’œsophage et parcourut rapidement le chapitre de présentation. Organe tubulaire revêtu d’un épithélium malpighien, SIO, principal élément s’opposant au reflux gastrique…

Martin releva la tête. La vision de Mathilde étouffant sous l’étreinte de ses mains crispées autour de son cou s’imposa à lui sans qu’il parvienne à la chasser. Il tenta de poursuivre sa lecture. Propulsion des aliments du pharynx vers l’estomac… À nouveau cette image, pharynx asphyxié, les yeux de Mathilde révulsés.

Pourtant, il n’avait rien prémédité. Juste perdu tout contrôle. Mais quand elle lui avait dit, avec une certaine tendresse dans la voix – le comble –, qu’il valait mieux pour tous les deux qu’ils reprennent leur liberté, c’était comme si le sol s’était dérobé sous ses pieds. Bien sûr, ils ne nageaient pas dans un océan sirupeux de bonheur conjugal. Mais se retrouver, lui, dans la position du couillon qu’on largue avec, en plus, une pointe de commisération – pour ne pas dire de condescendance –, c’était insupportable. « Il n’y a bien que vous, les hommes, pour rester des années sans broncher, à vous satisfaire d’une vie sentimentale médiocre », avait lancé Mathilde pour l’aiguillonner. Martin avait attendu qu’elle tourne le dos, qu’elle attrape ses clés de voiture pour partir au cinéma comme tous les vendredis soir, et s’était jeté sur elle pour l’étrangler.

Ce n’est qu’une fois l’irréparable commis qu’il avait vraiment réalisé ce qu’il avait fait. Il s’était mis à réfléchir à toute vitesse. En fin connaisseur des arcanes de la médecine et, qui plus est, en grand amateur de séries policières, il avait soudain eu une idée de génie. Il faisait déjà nuit, il était sûr que personne ne le remarquerait. Il était allé garer la voiture de Mathilde sur le parking de la zone commerciale, à environ quatre kilomètres de chez eux, et était rentré chez lui à pied.

Il savait la partie loin d’être gagnée, car il n’avait que le week-end pour parvenir à ses fins, mais il n’avait pas le choix. Tout s’était parfaitement déroulé. Et le lundi matin, il avait appelé la police pour signaler la disparition de sa femme. Il ne s’était pas tout de suite inquiété, avait-il expliqué, car sa femme partait parfois seule en week-end sans forcément prévenir. Il avait été très convaincant. Alors pourquoi diable ce satané flic s’acharnait-il ?

Absorbé par tous ces souvenirs, Martin ne pouvait se douter que Merlot était resté planqué derrière les portes battantes de l’amphi et l’observait avec application. Le professeur eut alors un regard puis un geste qui firent écarquiller les yeux du lieutenant. Ce fut comme un électrochoc. Glacé d’horreur, Merlot s’éloigna à reculons en se demandant s’il n’aurait pas préféré ne jamais comprendre.

Prochain épisode dans notre édition du 8 février

Céline Santran : Professeure d’anglais et auteure, Céline Santran a délaissé les salles de classe pour se consacrer à l’écriture. Elle a récemment publié une série policière, « Enquêtes en Béarn » (Editions du 38, à paraître en 2018 en numérique chez France Loisirs).

Avec la collaboration de