Kiloï eut l'impression que la descente durait plus longtemps que pour un étage normal. Le directeur qui l'accueillit lui expliqua qu'il se trouvait au deuxième étage. Son très bon dossier lui avait permis de descendre plus vite les étages. Il lui souhaita la bienvenue dans le club très fermé des directeurs et l'accompagna jusqu'à son espace. Kiloï allait devoir diriger les étages 10 à 19 du bâtiment. C'était un poste important pour la Compagnie. Il avait un ascenseur privé qui lui permettait d'aller partout, sauf au premier étage.
Les étages 10 à 19 ? Kiloï adorait s’occuper des enfants et des jeunes. Le hasard – ou la Compagnie – faisait bien les choses. Il reprit espoir, après sa cruelle déception de la veille. Être directeur, cela voulait dire qu’il pourrait apporter plus de changements dans la Compagnie, et même si cela ne concernait que les jeunes, c’était déjà beaucoup. Essentiel, même.
Kiloï resta au deuxième étage pendant vingt ans. Il bouleversa profondément l’organisation de « ses » étages. Il y montait d’ailleurs souvent pour prendre incognito le pouls de leurs occupants. Il réussit à développer son école de médecine sur plusieurs étages, en dehors même de son périmètre, et à faire descendre des médecins – de vrais humains – dans tous les étages administratifs.
C’est lui qui permit pour la première fois des échanges réguliers entre les niveaux. C’est lui aussi qui aménagea le toit du bâtiment pour en faire un parc ouvert à tous, tous étages confondus. Le mélange des générations créa très vite une atmosphère qu’il aurait aimé avoir trouvée pendant sa jeunesse. Il captait de plus en plus souvent des regards qui pétillaient de curiosité. Pendant toute cette longue période, le nombre d'étudiants jetés au vide-ordures fut tellement réduit qu'on pût réutiliser le sous-sol pour en faire un espace de détente commun. Comme un pendant au toit du bâtiment, pour des activités bruyantes, comme des courses d’engins mécaniques que les ingénieurs – il en fallait – s’amusaient à créer.
Kiloï ne s’ennuyait jamais, c’était dans son caractère, mais il ressentait de plus en plus souvent les limites de son action. Un matin, il prit l'ascenseur pour aller sur le toit, mais il n’y avait plus qu’un bouton, avec le chiffre « 1 ». Il arriva dans une pièce blanche, presque entièrement vitrée. À part un bureau et un siège, la pièce était entièrement vide. Il s'assit devant l'unique écran qui y était posé. Un vieil homme le regardait, depuis une pièce en tout point identique à la sienne, dans une autre ville, certainement.
L'homme parla longtemps à Kiloï puis appuya sur un bouton et s’en alla. Kiloï regarda autour de lui. La ville s'étendait de tous les côtés. À cet étage, le plus bas, il n’aurait pas dû voir grand-chose, et pourtant il avait une plus belle vue que sur le toit. Il discernait même trois autres villes au loin.
Grâce à son écran, il fit rapidement le tour de tous les premiers étages de tous les bâtiments de la Compagnie, dans toutes les villes. Tous étaient vides. Il n'y avait que lui. Les autres étaient partis. À moins qu'il n'y en ait eu qu'un ? Alors Kiloï sut qu'il était dorénavant le seul pour diriger la Compagnie. Il sourit. Il avait toujours su que ce moment arriverait. Il ne perdit pas de temps.
Le monde dans lequel nous vivons ne serait pas le même sans Kiloï. Grâce à lui, la Compagnie a éclaté en mille morceaux, tous plus innovants les uns que les autres. Tous vivants. Et pourtant tout le monde a oublié le rôle de Kiloï. Tout le monde sauf nous, ses clones. Médecins, naturellement.
Prochaine histoire courte dans notre édition du 5 septembre
Georges Malamoud, né en 1954, est un normalien scientifique, et aussi un menuisier et un blogueur. C’est en blogguant chaque jour qu’il a pris goût à l’écriture. Georges est également un amoureux et un acteur de la francophonie internationale dans toute sa diversité.
Article précédent
# 3 : Assumer
Article suivant
# 4 : Questionner
# 3 : Assumer
# 5 : Finir
# 4 : Questionner
# 2 : Apprendre
# 1 : Arriver
DJ et médecin, Vincent Attalin a électrisé le passage de la flamme olympique à Montpellier
Spécial Vacances d’été
À bicyclette, en avant toute
Traditions carabines et crise de l’hôpital : une jeune radiologue se raconte dans un récit illustré
Une chirurgienne aux nombreux secrets victime d’un « homejacking » dans une mini-série