Mise en abîmes

#5 Le monde réel

Publié le 18/05/2017
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Dans une dernière tentative pour sauver la patiente – et eux-mêmes, par la même occasion –, ils plongent directement les barres chocolatées de Gaspard dans le liquide encéphalique ! Une grande lumière blanche les inonde alors…

***

Savitri s’éveille en sursaut. Assise sur un tabouret, la tête posée sur la table opératoire, une mèche de ses cheveux colle à son front humide. Tout est calme. L’horloge au mur égraine lentement ses minutes, la lumière sans ombre de la lampe scialytique asperge les murs d’une clarté chirurgicale.

— Docteure Singh ? Vous allez bien ?

Nettoyant le sol, un jeune interne qui prépare la salle opératoire lui adresse un sourire goguenard.

— Que ? Je… Oui. Oui ça va…

Elle se lève, brosse sa blouse, se racle la gorge et tente de recouvrer un peu de sa prestance.

— La patiente, elle…

— La vieille bohémienne ? Elle va bien, docteure, l’opération s’est déroulée à merveille, vous l’avez ramenée à la vie, félicitations ! Elle émerge tranquillement en salle de réveil… Un vrai miracle !

— À qui le dites-vous ! s’exclame Savitri, soulagée. Et…

— Oui ?

— Vous n’avez pas vu un certain… agent d’entretien qui traînait par-là ?

— Un agent d’entretien ? Quoi, vous trouvez que la salle n’est pas assez propre ? demande l’interne en regardant sa serpillière.

— Si, mais… Vous n’en auriez pas vu un ?

— Non… Personne. Remarquez, avec toute l’agitation qui règne ici… Vous voulez que j’aille en chercher un ?

— Non, laissez tomber… Merci, bonne journée !

— Euh, bonne journée, docteure… répond l’interne en regardant l’horloge qui va vers ses dix-huit heures.

***

Comme l’œil éteint d’un gros cyclope, la machine au plastique bombé renvoie à Gaspard le reflet d’un jeune homme hagard, d’une trentaine d’années. L’agent d’entretien se gratte la tête. Le distributeur à confiseries ronronne. Il n’y a plus aucune barre chocolatée. Quelqu’un semble avoir vidé l’appareil… Pourquoi a-t-il l’impression de sortir d’un rêve ? Depuis combien de temps est-il là, confus, face à cette machine ? Dans sa main, un rectangle de plastique. Le badge d’un docteur.

— Salsifis Ding ? lit-il en plissant les yeux.

Un bruit de pas, une odeur de jasmin. On le bouscule et le badge en plastique tombe au sol.

— Hé, vous !

— Oh, pardon, lui répond une voix de femme. C’est la deuxième fois que ça m’arrive aujourd’hui, je devrais apprendre à regarder devant moi… Vous allez bien ?

On lui tend la main. Une cascade de cheveux noirs ondule dans la lumière des néons. Gaspard se relève, la femme se recoiffe, le jasmin exhale à nouveau et Gaspard plonge son regard sur ce visage familier.

— Hé mais, c’est mon badge ! dit la femme en récupérant le morceau de plastique.

— Satori Sting ? balbutie Gaspard.

— Grattard Bifbof ? demande à son tour Savitri en plissant les yeux sur le badge de l’agent d’entretien.

Ils lèvent la tête, leurs regards se croisent.

— Vous…

— Je…

— Le globule ? hasarde Savitri en faisant un cercle avec ses bras.

— L’athérome ! répond Gaspard en agitant sa brosse et son chiffon.

Savitri sourit et croise les bras ; Gaspard, rougissant et gêné, range ses chiffons.

— Vous faites quelque chose, ce soir, Gaspard Virchow ? demande Savitri tout de go.

— Rien du tout, Savitri Singh, mais puisque vous alliez me proposer un restaurant, pourrais-je suggérer quelque chose de plutôt…

— Végétarien ? demande Savitri avec un clin d’œil.

— Vous m’ôtez les mots de la bouche ! dit Gaspard dans un grand sourire. Après vous !

Et tous deux partent vers le bouillonnement de la ville, ses artères électriques, les poumons de ses parcs, et ses globules en voiture…

Une prochaine histoire courte dans notre édition du 1er juin

Avec la collaboration de   logo-fond-gris-2000_1.png
 

 

Par Tanguy Le Berre

Source : Le Quotidien du médecin: 9582