LE QUOTIDIEN : Vous avez écrit ce livre en réaction à un malaise dans la médecine. Quel est-il ?
Pr GÉRARD REACH : La médecine a fait des progrès fantastiques dont il faut se réjouir. Mais la technicité crée un déséquilibre dans le rapport entre le chiffre et le verbe. Le chiffre tend à nous dominer ; or, un système qui attribuerait de trop grandes ambitions aux mégadonnées et à l'intelligence artificielle risque d'oublier la personne, qui comprend une part irréductible aux chiffres.
J'ai observé chez les externes des hôpitaux une souffrance à découvrir que leur capacité d'empathie diminuait au fur et à mesure qu'ils progressaient dans leurs études. Ils ont l'impression qu'on leur demande une médecine d'algorithmes et d'arbres décisionnels, dénuée de toute pensée. On oublie trop souvent que l'Evidence-Based Medicine repose, à côté de la science, sur les préférences du patient et l'expertise du médecin. Le triomphe de la première ne doit pas occulter les autres dimensions.
Rabelais écrit que « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme ». Je pense que « médecine qui ne serait que science est ruine de la médecine ». Le soin a besoin des humanités, faute de quoi il devient inhumain. Les patients ne souhaitent pas seulement la sécurité et la qualité des soins, mais aussi de l'hospitalité à l’hôpital et, en général, de la fraternité : l’humanité, d’où le titre de mon livre, « Pour une médecine humaine ».
Il me paraît donc nécessaire de faire revenir les humanités dans les études médicales. Mon livre est la transcription des cours que je donne depuis 2019 aux étudiants de troisième année du premier cycle pour sa première partie (« philosophie de la clinique », une anthologie de textes), et depuis 2013 aux étudiants de première année de la faculté de médecine de Bobigny (Université Sorbonne Paris Nord), pour la seconde partie consacrée à la « pratique d'une clinique humaine ».
L'un des leitmotivs est de dire qu'on ne soigne pas des maladies, mais des personnes. J'ai compris en lisant les philosophes que la beauté de la médecine tient à ce qu'elle repose sur la rencontre, d’où le sous-titre de mon livre, « Étude philosophique d’une rencontre ». Et cette rencontre me permet de m'accomplir : comme le dit le philosophe Martin Buber, je m'accomplis comme personne en disant « tu ».
L'une des originalités de votre livre, à travers la notion de rencontre, est d'insister sur le fait que le soignant est aussi une personne.
On parle beaucoup de médecine centrée sur la personne. C’est terrible : le malade est encerclé, tandis que le soignant est oublié !
Je pense que la personne qui a une maladie fait partie du cercle, à côté des soignants. Et que soignants et soignés ont en partage la même complexité de la pensée humaine, sans pour autant avoir accès aux pensées de l'autre.
Pour connaître les raisons d'autrui, il faut donc les lui demander, de façon symétrique, dans le cadre d'une conversation. C'est pourquoi je préfère parler de décision partagée, plutôt que de décision médicale partagée, qui sous-entend que le médecin a le premier et le dernier mot. Non, une conversation est symétrique, personne n'a le dernier mot d'emblée. Il y a d'ailleurs un enjeu éthique à associer cette symétrie de la conversation à l'asymétrie de la consultation, inéluctable à mon sens, tout simplement parce que la médecine est un métier.
Vous écrivez que la non-observance du malade et l'inertie clinique des soignants ont les mêmes mécanismes psychiques, que les philosophes vous ont permis de saisir. Quels sont-ils ?
Jusqu'à ma lecture en 1999 d'un philosophe, Donald Davidson, mes patients non observants m'agaçaient un peu. Je ne comprenais pas qu'ils ne suivent pas mes recommandations tellement géniales (rire). Tout d'un coup, j'ai compris que la non-observance est l'option par défaut : il est normal de n'être pas observant, car la récompense de l'observance est une récompense que l'on ne reçoit jamais. Davidson montre qu'il suffit que le principe de rationalité, qui nous gouverne généralement, soit exilé pour que l'on se conduise de manière irrationnelle. Ma rationalité de médecin me disait de ne pas fumer la pipe ; mais le plaisir immédiat du geste exilait ce principe, et je continuais.
Grâce à Davidson, j'ai compris que la question pertinente est : comment font les observants ? J'ai postulé qu'ils donnent la priorité au futur et j'ai étayé cette hypothèse en menant plusieurs études auprès de patients, sur la base de questionnaires. J'ai ainsi montré que des personnes qui choisissent d'avoir 1 500 euros dans un an sont plus souvent observantes que celles qui prennent 500 euros tout de suite quand on leur propose ce type de choix.
Sortir de la vision habituelle - à savoir « la non-observance est irrationnelle » -, grâce à la philosophie, a changé ma pratique médicale et je me suis mis à féliciter beaucoup plus souvent les personnes observantes.
L'inertie clinique des médecins a la même structure logique que la non-observance du côté des malades. Elle consiste à ne pas suivre les recommandations des autorités de santé, pour des raisons dont on n'a parfois pas conscience, parce que nous, médecins, sommes avant tout des personnes humaines avec des biais cognitifs (par exemple, ne pas proposer de l'insuline à une personne qui en aurait besoin, car inconsciemment, j'anticipe un refus donc un moment désagréable). L’inertie clinique peut avoir des conséquences graves ; le seul fait de savoir qu'elle existe est un moyen de l’éviter.
Mais d'une manière générale, accepter une place pour l'irrationalité, et comprendre pourquoi il en est ainsi, est important pour défendre une médecine humaine, à travers laquelle se rencontrent deux personnes.
Selon vous, il y a une place pour la sympathie, et non seulement l'empathie, dans la relation médecin-patient. Laquelle ?
Le philosophe Stephen Darwall définit l'empathie comme la considération de ce qui est bon du point de vue de la personne ; on imagine ses émotions et pensées.
La sympathie est ce qui est bon pour l'autre : c'est une émotion que je ressens, je souffre pour cette personne et veux la soulager. C'est le soin. L'on peut y associer la philia, l'amour ou l'amitié au sens d'Aristote : vouloir améliorer le bien-être de quelqu'un.
Il y a une place pour l'amour dans le soin. La beauté de la médecine est qu'elle donne l'occasion d'aimer son semblable. D'aucuns s'écrieront : « Surtout pas ! » Mais je ne vois pas un médecin qui ne peut aimer ses patients. Ne sommes-nous pas tristes lorsqu'ils meurent ?
Certes, il y a des gens qu’on n’aime pas. Mais… je dois aimer mon métier qui me dit de soigner même des odieux !
Vous inventez un concept, celui de carité. Qu'est-ce ?
C'est un néologisme que j'ai inventé à partir de la contraction entre care et humanité, pour dire l'humanité du soin. Care a comme étymologie le mot gar, le cri, le sanglot, et la médecine est la réponse à cette souffrance et cet appel à l'aide. La caresse serait quant à elle associée à la racine ka, qu'on retrouve dans le mot charité… Cette carité, cette humanité du soin est là de toute éternité, et jamais un ordinateur ne pourra l'exprimer.
Comment en êtes-vous venu à la philosophie ?
En préparant en 1999 une conférence sur le modèle des croyances en santé, je suis tombé sur un chapitre d'une centaine de pages du philosophe Pascal Engel sur les croyances. Cela m’a ébloui : j'ai compris comment elles sont l'un des moteurs de nos actions. Il évoquait Donald Davidson, dont nous avons déjà parlé et qu’il a fait connaître en France, un des plus grands philosophes du XXe siècle : je passe mon été à lire « Actions et événements »… même si une page me prenait une heure ! Grâce à son chapitre : « Comment la faiblesse de la volonté est possible », j’ai tout d’un coup compris pourquoi des personnes ayant une obésité sévère me demandaient un anneau gastrique.
De fil en aiguille, je me construis une bibliothèque et me plonge avec jubilation dans la lecture des philosophes par ordre chronologique (j’ai commencé par les présocratiques !). Lire des auteurs comme Baruch Spinoza, Paul Ricœur, Emmanuel Levinas ou Hannah Arendt et, tout récemment Martin Buber, m'a énormément apporté dans ma compréhension de ce qu’est la relation de soin, cette rencontre. Je me suis dit qu'il fallait en faire profiter les étudiants en santé et les médecins en exercice, et j'aimerais leur donner l'envie de lire les philosophes. La pratique médicale peut se construire sur des bases philosophiques solides et nous, médecins, pouvons lire les philosophes et en tirer notre miel.
Quel regard posez-vous sur la médecine et les études de médecine aujourd'hui ?
Il y a eu un grand engouement totalement justifié pour la science ; j'espère que le balancier reviendra vers la personne. Mais à la condition que la réforme du deuxième cycle donne suffisamment de temps à l'enseignement des humanités. Je pense qu'il devrait commencer dès le premier cycle, d’où l’enseignement que j’ai mis en place dans mon université et dont j'ai tiré ce livre.
Aujourd'hui, l'enjeu éthique de la médecine est le problème du temps. Une conversation prend du temps. Une consultation peut être brève, mais il ne faut pas donner l'impression d'être pressé. Il faut donc donner des moyens au temps, sinon nous courrons à une catastrophe dont la crise des urgences n'est qu'un premier symptôme.
Pour une médecine humaine, étude philosophique d’une rencontre, Gérard Reach, éditions Hermann, « Le bel aujourd’hui », 27 avril 2022, 450 pages, 24 euros
54 % des médecins femmes ont été victimes de violences sexistes et sexuelles, selon une enquête de l’Ordre
Installation : quand un cabinet éphémère séduit les jeunes praticiens
À l’AP-HM, dans l’attente du procès d’un psychiatre accusé de viols
Le texte sur la fin de vie examiné à l'Assemblée à partir de fin janvier