HISTOIRES COURTES - Le laboratoire du sommeil

Le mobile improbable (4)

Publié le 24/09/2015
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Par Jeanne Mazabraud

Le jour commençait à poindre. La fatigue s’imposait à tous. Fred, que l’enquêteur avait longuement interrogé, avait rejoint le lobby, épaules basses, voix éteinte : « Il m’a cuisiné comme si j’étais le coupable idéal. Il voulait m’entendre dire que j’avais fait une fausse manip, que j’avais injecté je ne sais quel produit en surdose. Et pourtant je lui ai expliqué que c’est un labo du sommeil : on branche des électrodes, on surveille les tracés du cerveau, du cœur, le mouvement des yeux… On n’injecte aucun produit dangereux ! Mais rien à faire. Et cette Jacky qui joue les veuves éplorées ! »

Fred s’effondrait. On l’entourait, mais avec une certaine retenue. Après tout… Who knows ? Un homicide par négligence cela s’était vu maintes fois. Inconsciemment, chacun échafaudait un scénario plausible dans sa tête : arrêt cardiaque, Fred, qui n’est pas médecin et qui est peut-être occupé à autre chose, ne réagit pas immédiatement. La fraction de temps qui tue.

Alors que le staff, replié dans un salon d’attente, se concertait sur les mesures à prendre pour éviter les débordements médiatiques, Georges s’approcha de Fred et, lui posant une main fraternelle sur l’épaule, lui demanda :

– Je peux te poser une ou deux questions ?

Le technicien, qui en avait plus que sa claque des interrogatoires, répondit avec réticence.

What else ? J’ai tout dit ! Mais toi le Frenchie, je te fais confiance. Dis-moi.

– Simplement où était Francis K. au moment du drame. Son tracé d’EEG montre qu’il était sorti du sommeil paradoxal. Il ne dormait plus. Est-ce que tu as vu quelque chose ?

Fred ouvrit des yeux incrédules. Éveille Francis K. ? Polarisé par l’urgence Dean B., il n’avait plus prêté attention aux faits et gestes des autres patients. À la réflexion, il se souvenait de la crise de somnambulisme du petit rouquin et il avait encore dans les oreilles les ronflements apnéiques. Le reste… Non, vraiment, il ne se souvenait pas. Sauf peut-être le bruit sourd qu’il avait perçu du côté de la chambre de Francis K..

Tracé en main, Georges se tourna vers son confrère John, un sleepdoctor chevronné. Marié à une Française, John avait vécu un temps à Paris. Le couple avait fréquemment invité le médecin français et une amitié était née. On avait ri des aventures de John dans une boulangerie du cinquième arrondissement, découvrant la subtile différenciation entre pain coupé et tranché. On avait pris en pitié Georges, confronté au terrible dilemme des étrennes à distribuer à la myriade de concierges, garçons d’étages et d’ascenseur qui hantaient son building de trente étages downtown.

John prit son temps pour examiner les relevés que lui tendait Georges. D’un hochement de tête, il confirma l’hypothèse : Francis K. était bel et bien éveillé au moment de l’accident. Quelles déductions en tirer ? Les deux amis étaient perplexes. Le bruit entendu par Fred était-il le signe d’un incident cataplexique qui aurait fait chuter l’obèse ? Ces épisodes étaient souvent déclenchés par une émotion forte : anxiété d’avoir commis l’irréparable sur la personne de Dean B. ? Joie intense de l’avoir fait ? Et cette fuite au nez et à la barbe de tous… Les faits cliniques pouvaient, dans une certaine mesure, corroborer leurs extrapolations. Restait cependant l’essentiel : le mobile de crime – si crime il y avait – et, last but not least, la façon dont il aurait pu être commis en présence permanente d’un technicien dans la salle de contrôle du labo.

Alors que leurs échanges semblaient confirmer leur théorie, Francis K. poussa la porte à tambour de la clinique.

 

Prochain épisode dans notre édition du 1er octobre


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Source : Le Quotidien du Médecin: 9435