S’IL EST DÉSORMAIS possible de se faire soigner presque librement dans n’importe quel pays de l’Union européenne puis de se faire rembourser dans son pays d’origine, il aura fallu près de cinquante ans pour construire une véritable « Europe de la santé »… dont de nombreux aspects restent jalousement du domaine des États membres.
La protection de la santé constitue d’ailleurs, dans les traités européens, l’une des rares raisons impérieuses, avec la défense nationale, de limitation de la libre circulation des personnes, des services et des biens. Sa protection prime sur la construction européenne, ce qui veut dire qu’un État reste parfaitement libre d’interdire un produit ou une pratique sur son sol, dès lors qu’il estime que celui ou celle-ci constitue une menace pour ses habitants. C’est pour cela par exemple que le cannabis, autorisé aux Pays-Bas, est interdit ailleurs, ou que l’euthanasie active, tolérée dans ce pays et en Belgique, est un délit dans les autres pays. La politique européenne de la santé a donc dû, dès le début, se construire à partir de cette limite.
La création d’une pharmacopée européenne en 1964 et la définition commune du médicament un an plus tard marquent l’acte de naissance de l’« Europe blanche ». Elle s’attachera d’abord, pendant plus de 20 ans, à harmoniser les produits – médicaments, puis plus tard dispositifs et équipements médicaux – et les formations : la reconnaissance mutuelle des diplômes de médecins, d’abord très partielle, date de 1975, mais les spécialisations ne seront totalement harmonisées qu’en 2005. Depuis la création de l’Agence européenne du médicament, à Londres en 1995, la quasi-totalité des nouveaux médicaments sont mis sur le marché selon une procédure européenne dite centralisée, et les règles de pharmacovigilance et d’information sont elles aussi largement unifiées. En revanche, les prix des médicaments, comme ceux de toutes les prestations sanitaires, restent fixés au niveau national, ce qui a d’ailleurs entraîné nombre de distorsions, comme les fameuses importations parallèles, non voulues à l’origine par les pères du système.
Des systèmes hétérogènes.
En 2004, l’UE s’est dotée d’un « centre européen pour la prévention et le contrôle des maladies ». Installé à Stockholm, il doit amener les États membres à réagir ensemble et précocement aux épidémies et à tous les risques sanitaires. L’Union a développé aussi de nombreuses politiques de santé publique et il faut rappeler, notamment, que toute la politique de lutte contre le tabac découle directement des directives européennes prises dans ce domaine.
Par contre, les États membres ont toujours rejeté l’harmonisation de leurs politiques de santé, tant en matière de structures que d’économie. C’est ainsi que des systèmes de santé totalement étatisés et administrés – le NHS britannique ou les services nationaux espagnol, portugais ou italien – voisinent et voisineront encore longtemps avec des systèmes de caisses employant notamment des professionnels libéraux conventionnés, à l’image des modèles français, allemand, belge ou autrichien. En raison de ces différences, l’Union européenne n’avait jamais souhaité, hormis en cas d’urgence, permettre aux citoyens d’un pays de se faire soigner dans un autre, aux frais de leur sécurité sociale d’origine. Entre 1995 et 1998 toutefois, un certain nombre de patients luxembourgeois et allemands ont revendiqué ce droit au nom de la libre circulation des services : la Cour de Justice européenne, amenée à statuer sur ces requêtes, leur a donné raison, ce qui a ouvert la porte à la mise en place d’une législation permettant désormais à tout citoyen de se faire soigner dans un autre pays que le sien, même s’il subsiste encore un certain nombre de règles et de limites à ce principe.
Le modèle du « plombier polonais » ?
Par ailleurs, la libre circulation des professionnels de santé, dont les médecins, est restée longtemps marginale mais s’est accélérée avec l’élargissement de l’Union aux anciens pays de l’Est, dont beaucoup de praticiens sont venus trouver en Europe occidentale de meilleures conditions de vie et de travail que chez eux. Il n’en reste pas moins que cette libre circulation concerne surtout les médecins hospitaliers et nettement moins les libéraux. Ceux-ci « circulent » essentiellement entre les pays où la langue est la même, comme l’Allemagne et l’Autriche, ou la France et la Belgique, ainsi que dans les régions frontalières.
En dépit de la volonté de la Commission européenne d’aller toujours plus en avant vers une Europe de la santé, la plupart des États se montrent prudents, voire réticents, à s’engager plus loin dans cette direction. L’argument de la protection de la santé, inscrit dans le traité de Rome de 1960, puis constamment repris dans ses versions ultérieures, y compris l’actuel traité de Lisbonne, reste toujours d’actualité. Les États ne se privent pas, d’ailleurs, de le brandir aussi pour empêcher la réalisation de certaines politiques susceptibles d’influencer directement l’organisation de leurs systèmes de santé. Toujours au nom du même principe, la Commission européenne a dû admettre en 2005, à la demande des États, qu’un professionnel de santé n’était pas un professionnel comme un autre, si bien qu’il ne peut, contrairement au fameux « plombier polonais », s’installer et travailler dans un autre pays avec autant de simplicité que ce dernier.
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