C’est l’histoire d’« un petit garçon de 15 ans, gentil, poli, pas très téméraire, pas vraiment casse-cou », comme il se décrit lui-même, et qui, parce qu’il est fils d’émigrés juifs, se retrouve par un après-midi de juillet 1942, à Auschwitz-Birkenau. Pas de gare, pas de quai, des cris proférés dans une langue qu’il ne connaît pas. Déshabillé avec son père et son frère – qui tous deux vont mourir très vite –, tondu, rasé partout, il se disait « plutôt mourir, ou quelque chose de cet ordre-là », se souvient-il. Mais le craintif Henri Borlant va survivre jour après jour, au long de trois ans dans « l’enfer de l’enfer, où la mort est devenue pire que la mort ».
« J’ai vu des gens mourir le crâne fracassé, raconte-t-il ; j’ai vu des gens pendus, étranglés, des gens mourir de faim. Je me suis mis à avoir faim, c’est quelque chose qui vous envahit. On n’est pas malheureux : on est affamé. On n’est qu’une faim. » Très vite, le processus de « muselmanisation » s’enclenche : « On voit saillir tout le squelette, en particulier les vertèbres, les côtes et la ceinture pelvienne… J’ai eu la chance d’attraper le typhus et la dysenterie durant les premières semaines, alors que j’étais encore solide. » En trois ans, il ne passera pas une journée au Revier, l’infirmerie qui est en fait un sas vers la chambre à gaz. Seul rescapé des 6 000 enfants juifs de France de moins de seize ans déportés à Auschwitz en 1942, comme l’écrira Serge Klarsfeld, Henri Borlant évadé en avril 1945, va vivre à nouveau « dans l’immense bonheur de la liberté ».
Dans son grand appartement parisien aux murs blancs constellés de photos de famille, pour témoigner auprès de ses confrères, il reçoit « le Quotidien », scrutant son vis-à-vis avec son regard bleu nimbé de douceur et d’empathie, vif, chaleureux, la silhouette encore juvénile à 88 ans sonnés. Il a arrêté le tennis, mais il soulève toujours de la fonte deux fois par semaine, à la salle de gym de la République et joue des haltères tous les matins. Par la fenêtre, il montre l’immeuble d’en face, où il créa en 1958 son cabinet. « Mon premier projet, si je réchappais au camp, n’était pas de devenir médecin, mais prêtre, confie-t-il. J’avais reçu le baptême comme beaucoup d’enfants juifs sous l’occupation, à titre de précaution, et je m’étais sincèrement converti. À Birkenau, je disais la prière du Christ : « Mon Dieu, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Quand vous prenez les coups, ça vous fait tenir. Je me disais que c’était le bon Dieu qui me protégeait, j’avais une ligne directe avec lui. » De retour à Paris, il perd la vocation : « Si un saint et martyr comme moi (et je mets à peine des guillemets à ces deux mots) sentait son cœur battre si fort devant le sexe opposé, ça ne pouvait pas être un péché ! »
Alors, après Auschwitz, Henri Borlant se mariera – à une Allemande – et il sera médecin. Un choix qu’il explique par son désir de « rendre sa fierté » à sa mère, « humiliée par le destin comme ce n’est pas possible, en exerçant un métier socialement considéré ». Un médecin compagnon de camp devenu son meilleur ami, l’entendant parler sans peine toutes les langues du camp, lui avait conseillé de démarrer des études ; en deux ans et demi, malgré une tuberculose pulmonaire, un séjour en sanatorium et l’absence de ressources, il passe du certificat d’études au PCB (physique chimie biologie). Et il décroche son diplôme de médecinen 1956.
Un généraliste heureux
Le Dr Borlant sera un généraliste heureux. Son cabinet se développe vite, des associés le rejoignent. Il est parmi les premiers à se lancer dans l’ostéopathie, après des cours à La Pitié. « Mon attention aux patients en détresse, avec l’AMG (assistance médicale gratuite) et le Planning familial, pour secourir les femmes, a-t-elle fait écho à mon histoire de déporté ? Je serais bien incapable de répondre à cette question. » « S’il n’avait pas été déporté, Henri ne serait sûrement pas devenu médecin, estime en tout cas son amie l’historienne Annette Wieviorka, en 1942 il avait commencé un apprentissage en mécanique auto et il aurait sans doute poursuivi dans cette voie. »
Ses patients ne sauront rien ni de ses origines, ni de son parcours. Un jour même, une patiente lui confie : « Je suis venue vous consulter, parce que mon mari ne veut pas que j’aille chez un médecin juif. » Il n’a rien répondu : « Avec ce que j’avais enduré, j’avais peur de me dire juif. Et puis, j’ai fait une psychanalyse, j’ai entendu les discours négationnistes et il y a eu un déclic. J’ai eu honte de mon silence, je me suis engagé pour témoigner. » C’était en 1992. Il commence par rédiger un livre, un récit précis et factuel, décrivant au jour le jour sa stratégie de survie*. « Le témoignage d’Henri a un côté clinique dans sa manière de parler des autres plus que de lui-même, note, en experte, Annette Wieviorka, qui l’a encouragé à écrire. Il a un sens de la formule, il raconte avec une petite musique intime qui m’a toujours émue. »
Une mission de témoin
Depuis qu’il a pris sa retraite, Henri Borlant est complètement mobilisé par sa mission de témoin. « C’est comme une nouvelle responsabilité médicale, explique-t-il ; il y a quelque chose de thérapeutique dans le fait de raconter l’histoire de la déportation, pour faire prendre conscience aux jeunes générations que l’épidémie de totalitarisme peut récidiver si on n’y prend pas garde. J’agis en praticien : quand il y a un mal, il faut trouver le remède et l’administrer avec prudence. Le martyre et l’enfer, on ne peut vraiment les évoquer qu’auprès des gens qui ont souffert dans leur chair et leur famille. Il faut faire attention aux oreilles d’enfants, par exemple, qui ne sont pas prêtes à entendre tous les récits, c’est pourquoi je n’interviens dans les écoles qu’à partir des classes de troisième. »
Parmi la trentaine d’ex-déportés qui viennent régulièrement rencontrer des groupes scolaires, « il est le plus actif, confie Claude Singer, responsable pédagogique du Mémorial de la Shoah. À la différence de ceux qui récitent leurs souvenirs, avec un discours en boucle, Henri Borlant est attentif à son auditoire, comme un médecin qui teste les réactions. Parfois, il revit les situations avec une hyperémotivité telle qu’il ne peut retenir ses larmes. C’est contagieux. Il y a quelques semaines, il échangeait avec des jeunes des cités qui s’étaient filmés en faisant des quenelles et avaient mis leur vidéo sur Facebook. À la fin, l’un d’eux a éclaté en sanglots et Henri l’a pris dans ses bras pour le consoler. »
« Je l’ai vu raconter son histoire devant 200 gosses du collège Paul Eluard de la Courneuve, au pied de la cité des 4 000, confirme Annette Wieviorka, répondant avec tant de douceur, que les gamins se sont pressés en grappe autour de lui, ils ne pouvaient pas le lâcher, tant son évocation de la barbarie dégage d’humanité. »
La cadette de ses cinq filles, Valentine, se souvient aussi d’avoir vu son père intervenir devant ses camarades de classe, en troisième. « Jusque-là, il n’avait quasiment jamais évoqué devant moi ses souvenirs d’Auschwitz. À table, sans doute pour nous protéger, on ne parlait pas des camps. Alors ce jour-là, en l’écoutant enfin raconter, j’ai ressenti une grande fierté d’avoir un tel père. Non pas parce qu’il a été victime de la barbarie et qu’il s’en est sorti, mais pour le destin qu’il a arraché à la vie : les camps, bien sûr, ses études dans la misère, la famille qu’il a fondée, sa vie de médecin au service de ses malades, son engagement de citoyen, son enthousiasme intact. »
« Ni pardon, ni oubli », écrit Henri Borlant à la fin de son livre. « Ni vengeance », ajoute-t-il aujourd’hui. Baissant la voix, il ne cache pas les inquiétudes que lui inspire l’actualité des dernières semaines, avec les attentats et la montée des actes antisémites. « Ca sent mauvais, dit le rescapé médecin. On est au début de quelque chose qui pourrait être une rechute. »
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