La santé des médecins

Confrères dangereux : le dernier tabou

Publié le 02/03/2017
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LivreMalpractice

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Crédit photo : DR

« Lorsqu’en séminaire devant un vaste public, je demande si quelqu’un connaît un médecin dangereux, la grande majorité des mains se lève », explique le Dr Lawrence Schlachter dans son livre Malpractice, sorti en début d’année aux États-Unis. Pourtant, ces médecins ne sont que très rarement dénoncés par leurs confrères. La médecine c’est chacun pour soi, et d’autant plus lorsque l’incident survient. Jamais vous ne vous sentirez aussi seul que le jour où vous êtes convoqué devant un tribunal, que vous ayez commis une faute ou non », continue le Dr Schlachter. C’est ce qui pour lui explique en partie que, dans son pays, un nombre qu’il estime à 2 % de médecins dangereux exercent et peuvent même exercer toute leur carrière sans encombre.

Des chiffres et des questions

Depuis 1986, le Congrès américain a instauré une commission de suivi des carrières médicales : le National Practicioner Data Bank (NPDB) qui a pour but « d’améliorer la qualité de soins… en recensant les fautes médicales et les actions en justice des professionnels de santé afin d’éviter que de tels comportements se répètent en cas de déménagement ».

Entre septembre 1990 et le début d’année 2005, le NPDB a établi une liste qui comporte 5,9 % des médecins autorisés à exercer et qui ont été à l’origine de 57,8 % des fautes médicales recensées sur le territoire. Et certains médecins étaient encore plus souvent mis en cause que les autres puisque 1,1 % des praticiens étaient responsables de 20,2 % des actes liés à une mauvaise pratique. 19 médecins avaient été condamnés à verser chacun plus de 8 millions de dollars de dommages et intérêt à des patients mais ils n’avaient pas été suspendus par les instances ordinales.

Par décret, les patients et les associations n’ont pas accès aux données du NPDB. Certains États ont récemment pris des mesures pour que les avocats puissent bénéficier de ces informations.

C’est à la profession de faire « la police » et d'éliminer les médecins dangereux. Mais ce n’est pas le cas dans les faits. À de très rares exceptions, peu de radiations pour faute ont été décidées aux États-Unis.

Une absence de volonté et des hypothèses

Parmi les raisons à cette absence de volonté d’aller plus avant dans la lutte contre la dangerosité, le Dr Schlachter avance plusieurs hypothèses :

Parce que cela jettera l’opprobre sur la profession

La culture médicale reste en cercle fermé, elle est extrêmement hostile à tous ceux qui bien qu’ils n’en fassent pas partie souhaitent la réformer.

Lorsque les erreurs sont faites, elles ne sont pas assez fouillées et les victimes ne sont pas traitées comme elle devraient.

Interrogés sur le comportement de leurs confrères, les médecins ont tendance à répondre : « je ne dirais pas qu’il a commis une faute, mais le résultat n’a pas été celui qui était attendu ». Il faut aussi dire que tous les patients hospitalisés sont pris en charge 24 heures sur 24, donc par 3 équipes de soignants, qui la plupart du temps restent solidaires les unes avec les autres.

Lorsque le cas d’un médecin dangereux est médiatisé, c’est toute la profession qui souffre ; des médecins consciencieux sont mis en doute.

La plupart des médecins sont des hommes d’affaires. Ils n’ont pas envie que la profession de façon globale paye pour quelques brebis galeuses.

Pour le Dr Schlachter, « l’indifférence aux fautes des confrères est le prix à payer pour que la réputation de la vaste majorité des médecins compétents ne soit pas salie ».

Parce que tout le monde fait des erreurs

Faire médecine c’est acquérir le droit de tuer (Licence to kill) et c’est l’un des seuls métiers de ce type. Bien sûr, très peu de médecins tuent leurs patients sciemment, mais tous font des erreurs plus ou moins graves. Au début de leur carrière – au moment de leur internat – leur pratique est sous la responsabilité d’un sénior, pour apprendre à reconnaître les diagnostics et pour mettre les patients à l’abri d’erreurs évitables.

Mais rapidement, dès qu’ils deviennent à leur tour médecin senior, ils ont tendance à adopter un masque d’infaillibilité. Ils le font souvent pour se protéger eux-mêmes, mais parfois pour éviter d’avoir à répondre de façon précise aux questions de leurs patients. Et d’avoir à leur avouer leur ignorance sur certains sujets. Dans des pays où la rémunération des médecins est un sujet particulièrement sensible, perdre un patient parce qu’on l’a adressé à un confrère plus à même de le prendre en charge est parfois difficile.

En outre, la profession médicale regroupe un nombre important d’individus narcissiques qui ont tendance à travestir – volontairement ou non – la vérité pour garder leur estime d’eux-mêmes.

Parce que l’incompétence est parfois difficile à prouver dans un univers de recommandations

La définition de l’incompétence médicale est « le non-respect des pratiques de soins habituelles ». Aujourd’hui, dans le monde, on dénombre 3 700 recommandations de sociétés savantes, dont 2 700 sont applicables aux États-Unis et regroupées au sein de l’Agency for Heathcare Resaearch and Quality (AHRQ).

Vu la pléthore de recommandations, un médecin mis en cause peut très facilement trouver une justification à son attitude. En outre, ces textes font souvent référence à des termes ambigus : la « satisfaction du patient » et la « qualité ». Ces deux notions subjectives peuvent toujours prêter à caution. Un médecin incompétent peut avancer que les exigences de ses patients sont disproportionnées et que le résultat de son intervention est « bon ».

Parce que l’exercice s’est modifié et que la santé est devenue une industrie

Aux États-Unis, la santé représente 15 à 16 % du PIB et en 2040, ce chiffre sera proche de 34 %. Depuis quelques années, on assiste dans ce pays à des regroupements massifs de médecins qui prennent la place des médecins de quartiers qui étaient insérés dans le tissu social. Les patients américains ont de moins en moins de médecins de famille. Ils s’adressent à des centres de soins primaires, ou le médecin qu’ils ne connaissent souvent pas va avoir accès à leur dossier médical. Mais ce dossier ne prend pas en compte les facteurs humains, émotifs et sociaux.

Ce relatif anonymat n’incite pas les médecins à « creuser » des dossiers de patients pour découvrir si une erreur médicale a été faite.

En outre, dénoncer une faute médicale pénalise l’ensemble des médecins par le biais des primes d’assurance. Les tarifs étant déjà particulièrement élevés, toute nouvelle condamnation de médecin aura un impact sur les cotisations de l’ensemble des praticiens affiliés à la même assurance.

Schlachter L et Bechtel J., « Malpractice », Ed Skyhirse Publishing, Inc. 2017

Dr I. C.

Source : Le Quotidien du médecin: 9560
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