LE QUOTIDIEN : Reconnaît-on désormais la souffrance morale des internes en cours de formation à sa juste valeur ?
LESLIE GRICHY : Être interne en médecine est un moment clé de la formation d’un médecin. En passant d’externe à interne, la charge de travail devient particulièrement importante et les nombreuses responsabilités pèsent sur le quotidien. Ce changement, qui s’effectue en un temps très court, peut être à l’origine d’une souffrance morale. Et c’est le cas en particulier pour les jeunes médecins qui changent de ville ou de région et qui perdent leurs repères affectifs. Tisser de nouveaux liens sociaux, vivre une vie quotidienne enrichissante, c’est parfois difficile quand on arrive dans un lieu que l’on ne connaît pas et que l’on est soumis à une énorme pression de travail.
Il ne faut pas oublier non plus que certains internes sont affectés dans un cursus qu’ils ne souhaitaient pas initialement, en raison de leur classement aux ECN. Ce relatif échec est difficile pour certains.
Les premiers semestres d’internat sont-ils les plus problématiques ?
Si le début d’internat peut être à risque pour certains internes, d’autres médecins en formation vivront une des périodes difficiles plus tard dans leur cursus, au moment, par exemple, du choix de leur future carrière (s’installer, rester à l’hôpital…) ou dans les suites d’un événement médical qui les aura marqués (décès, plaintes…).
La confrontation avec tous les aspects d’une spécialité que l’on a généralement choisie peut aussi se révéler difficile et c’est l’un des aspects mis en avant par certains internes.
L’interne souffre d’un statut particulier, entre étudiant et médecin. Il se sent parfois seul lorsqu’il doit prendre des décisions sans l’aval d’un senior, car paradoxalement, on le responsabilise bien qu’il ait encore un statut d’apprenant.
Les internes souffrent parfois d’un manque de reconnaissance de la part des médecins plus âgés et des équipes. Pourtant, lorsque nous avons présenté notre initiative d’aide aux internes par leurs pairs nous avons été très bien reçus par les seniors qui ont été heureux de pouvoir participer aussi à la prévention du risque suicidaire chez leurs jeunes collègues.
Des thèses et travaux sur la souffrance des internes spécialistes en médecine générale ont été publiés (1). On entend moins parler des internes en autres spécialités. La problématique est-elle différente ?
Chaque spécialité est différente et on retrouve des spécificités dans chaque spécialité.
En tant que syndicaliste, je n’ai pas eu de retours de mal-être spécifique à certaines spécialités. La possibilité du droit au remords doit aussi permettre aux internes dans les spécialités autres que la médecine générale de pouvoir réorienter leur carrière en cas de difficulté particulière dans l’exercice de leur discipline.
C’est globalement la dévalorisation du statut d’interne – quelle qu’en soit la spécialité – et la lourdeur des tâches administratives, de plus en plus conséquentes, qui peuvent induire un mal-être chez certains médecins.
Le Syndicat des Internes des Hôpitaux de Paris (SIHP) a mis en place des mesures spécifiques d’accompagnement des internes en souffrance : SOS SIHP. En tant que co-fondatrice de ce service, pouvez-vous en détailler les actions ?
Fin 2014, suite à une tentative de suicide de l’un de nos collègues, le SIHP a proposé de mettre en place un dispositif destiné aux internes en souffrance. Depuis quelques années, le syndicat était sollicité régulièrement par des adhérents, mais jusque-là aucun accompagnement spécifique n’était proposé.
Avant la mise en place de SOS SIHP, les secrétaires du syndicat recevaient les appels des internes en souffrance, elles retransmettaient les demandes. Mais ce dispositif, qui existait depuis quelques années, ne pouvait pas permettre de répondre aux urgences ou aux demandes hors des heures ouvrables.
Nous avons choisi de nous impliquer individuellement en tant qu’internes car, pour les collègues en difficultés, parler à un quelqu’un qui connaît bien sa situation professionnelle particulière est plus aisé que de s’adresser à tout autre médecin.
Pour pallier au manque de réactivité de la structure qui était en place, nous avons choisi de proposer une réponse fonctionnelle adaptée : SOS SIHP. Nous avons fait le tour des services de psychiatrie de la région parisienne pour demander s’ils acceptaient de devenir soignants de soignants. Globalement, nous avons été très bien reçus. Actuellement 5 services de psychiatrie de la région parisienne participent avec enthousiasme au dispositif.
En pratique, comment un interne en souffrance peut joindre SOS SIHP et que peut-il en attendre ?
Fin 2014-début 2015, en plus de la prise d’appel par le secrétariat, nous avons diffusé auprès de nos adhérents l’adresse sos.sihp@gmail.com qui est redirigée vers les membres du bureau.
Ce service est proposé à tous les internes en souffrance morale et en demande d’aide.
Lorsqu’un mail est reçu, le demandeur est contacté par téléphone par un représentant syndical, généralement par un interne en psychiatrie. L’urgence de la demande est alors évaluée et l’interne est redirigé vers une consultation de l’un des hôpitaux qui a accepté de faire partie de notre réseau.
Toutes les consultations réalisées dans le cadre de SOS SIHP sont anonymisées informatiquement afin de ne pas nuire à l’accès aux soins et d’éviter que les dossiers médicaux soient accessibles et utilisés de façon nuisible. Enfin, nous avons souhaité une gratuité des soins qui a été acceptée.
En dehors des consultations de psychiatrie, SOS SIHP peut-il proposer d’autres personnes ressources pour des questions sociales, juridiques, assurantielles…
Au sein du bureau du SIHP, nous travaillons aussi avec des internes en médecine du travail qui peuvent nous aider pour la prise en charge des problèmes intriqués psycho-sociaux.
Nous orientons aussi certains internes vers l’avocat du syndicat pour des questions particulières telles que des plaintes.
Une réponse unique n’est souvent pas suffisante pour les personnes en souffrance et différents aspects doivent être pris en compte. C’est l’une des forces de SOS SIHP qui fait appel à des internes de différentes spécialités.
Pouvez-vous déjà dresser un bilan de vos actions.
Les premiers retours sont très positifs et les nouveaux internes qui arrivent au bureau du SIHP sont très partants pour pérenniser ce dispositif.
Il faut dire qu’il existe un véritable tabou autour des maladies mentales chez les professionnels de santé. Il peut arriver que par peur de « stigmatiser » l’interne ou le professionnel, les décisions médicales – en particulier psychiatriques – ne soient pas prises de manière objective. À force de trop vouloir protéger nos confrères, on peut arriver à des situations qui peuvent être dangereuses pour eux.
Ces dernières semaines, les internes ont beaucoup fait appel à SOS SIHP. Vers fin avril, nous avions un message toutes les 48 heures. Le SIHP prend à cœur ce phénomène. Il s’attachera dans l’avenir à essayer de mieux comprendre cette recrudescence de souffrance morale chez les internes, la quantifier et analyser les facteurs qui ont pu amener à une telle situation. Il sera important de mettre en place de vraies mesures de prévention dans cette population à risque.
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