La santé des médecins

Philippe Cabon : « Gérer son sommeil en garde comme un pilote d’avion en vol »

Publié le 01/02/2016
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LE QUOTIDIEN : Proposer aux médecins comme aux pilotes de travailler sur des durées particulièrement prolongées les exposent-ils à un risque particulier ?

PHILIPPE CABON : Avant tout, il faut savoir qu’au-delà de 10 heures de travail environ, le risque d’accidents augmente de façon exponentielle. Bien sûr, tout dépend du type d’activités, de leur complexité, du rythme, de l’intensité, des possibilités de faire des pauses…

L’autre limite – qui se situe entre 16 heures et 17 heures – correspond à la pression homéostatique du sommeil, c’est-à-dire à la capacité physiologique de veille. Cette capacité dépend d’un autre facteur, l’horloge biologique qui fait varier considérablement nos capacités cognitives (attention, mémoire, prise de décision…)

Travailler sur des rythmes de 24 heures – que ce soit le pilote sur des vols ultra longs-courriers ou le médecin en garde – est donc anti-physiologique.

Mais dans le milieu aéronautique ou le milieu médical, cette organisation peut être accompagnée par un certain nombre de principes.

Existe-t-il des similarités du rythme veille-sommeil entre les médecins en garde et les pilotes en ultra longs-courriers ?

Les médecins devraient prendre exemple sur la réglementation et la notion d’anticipation développée chez les pilotes. Dans le milieu aéronautique il existe des organismes nationaux (DGAC – Direction générale de l’aviation civile) et internationaux (OACI – Organisation de l’aviation civile internationale) dont l’une des fonctions est de concevoir des réglementations, notamment pour la prévention risques. En se fondant sur des données scientifiques, des retours d’expérience et sur l’analyse des accidents, ces organismes imposent des réglementations sur les temps de service des équipages.

À partir du 18 février 2016 va entrer en vigueur, en Europe, une nouvelle réglementation sur les « Fatigue risk management system » qui impose aux compagnies aériennes de prendre en compte de manière systématique et avec des approches scientifiques le « risque fatigue », notamment dans la conception des horaires de travail…

En santé, les données dont nous disposons sont très parcellaires : peu de recherches se sont intéressées à l’impact de la durée de travail sur les capacités à exercer. Et la plupart des recueils qui existent ont été réalisés en laboratoire et non en conditions réelles. Pourtant, on pourrait imaginer – à l’instar de ce qui est fait dans l’aéronautique – que les médecins remplissent des agendas du sommeil, qu’ils acceptent de participer à des études sur leurs capacités de travail en temps de veille, qu’ils s’impliquent plus pour faire reconnaître les difficultés liées à leurs horaires prolongés…

Les médecins pourraient s’emparer du problème et proposer de nouvelles formes d’organisation du travail qui prennent en compte le « risque fatigue », les contraintes de la continuité des soins et les risques de perte d’information au moment des relèves médicale.

Comment les pilotes s’organisent-ils ?

Dès leur formation, ils sont sensibilisés au « risque fatigue » et ils apprennent à gérer la veille de leur départ pour arriver en forme le jour du vol. On leur enseigne aussi l’importance du sommeil fractionné et des siestes. Ils savent aussi qu’en cas de fatigue inhabituelle, leur ressenti sera pris en compte, analysé et, dans la mesure du possible, des mesures de correction seront proposées.

Les pilotes travaillent toujours en équipage à deux, voire en double équipe pour les vols les plus longs. Savoir que l’on peut compter sur l’autre pilote en cas de défaillance est particulièrement important. En médecine, hélas, cette culture de la double équipe n’existe pas encore.

Pour certaines compagnies aériennes opérant des vols ultra-long courrier, l’heure de début de service optimale est déterminée pour éviter les risques aux deux moments les plus accidentogènes : le décollage et l’atterrissage. En général, un équipage effectue ces deux temps, tandis que l’autre est en charge du vol de croisière. Au vol retour, les rôles sont inversés.

Au cours du vol, les pilotes disposent sur les très longs courriers d’une cabine de repos séparée de la cabine principale dans laquelle ils peuvent s’allonger totalement pour dormir. Sur ces très longs vols, nous avons aidé les compagnies aériennes à fixer les périodes de repos optimales en s’appuyant notamment sur les variations liées aux rythmes circadiens.

Dans le cockpit, le pilote a la possibilité de faire aussi des siestes très cadrées de 30 minutes en cas de fatigue anormale. Ces moments sont encadrés par un briefing et débriefing avec le coéquipier.

La durée de 30 minutes a été fixée en raison d’un phénomène physiologique : l’inertie du sommeil qui survient après une phase de sommeil profond. La notion des 30 minutes est assez théorique puisqu’en situation de dette de sommeil, le sommeil profond peut être atteint en 10 minutes.

L’inertie s’accompagne d’un ralentissement général du niveau des performances et des prises de décision, voire, pour certains, d’une confusion et désorientation temporospatiale.

Chez les médecins en garde réveillés en urgence, cette notion n’a pas été étudiée. Il est possible que l’adrénaline, la mise en face de situation d’urgence et une certaine variabilité inter-individus joue un rôle, mais on ne peut pas exclure non plus que les réveils dans ces conditions induisent une excitation, voire une euphorie qui peut masquer une dégradation de leur état.

Les médecins gagneraient à étudier ces phénomènes en situation réelle pour mieux préciser l’influence de l’inertie du sommeil.

Research and guidelines for implementing Fatigue Risk Management Systems for the French regional airlines.

Cabon P, Deharvengt S, Grau JY, Maille N, Berechet I, Mollard R.

Accid Anal Prev. 2012 Mar;45 Suppl:41-4. doi: 10.1016/j.aap.2011.09.024. Epub 2011 Nov5.

Fatigue risk management : Organizational factors at the regulatory and industry/company level.

Gander P, Hartley L, Powell D, Cabon P, Hitchcock E, Mills A, Popkin S.

Accid Anal Prev. 2011 Mar;43(2):573-90. doi: 10.1016/j.aap.2009.11.007. Review.

Propos recueillis par le Dr I. C.

Source : Le Quotidien du Médecin: 9467
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